Nos œnologues ont du talent !

Je ne sais plus quel philosophe disait qu’il fallait sans cesse « encourager l’innovation, car le changement est notre force vitale, la stagnation notre glas ».

 

Ceux qui m’ont tout appris dans cette profession me l’ont souvent répété, il y a trois sortes d’œnologues : ceux qui font de leur mieux, ceux qui font ce métier pour gagner leur vie et une troisième catégorie quelque peu plus rare : les amoureux du vin, à l’éthique sans faille et à la créativité aussi luxuriante que les jardins de Babylone.

Ces œnologues savent que ce qui est pratique, économique ou confortable pour eux ne l’est jamais pour le vin. Une fermentation malo-lactique bloquée trop vite ou systématiquement sur les vins blancs, une filtration en décembre ou trop fine, un sulfitage de confort, une mise en bouteilles trop précoce, soit toutes ces opérations qui rendent le travail de cave plus aisé mais qui peuvent prétériter la qualité finale du produit.

Si au vignoble, toute trêve ou tricherie est impossible sous peine de sanction immédiate de Dame Nature, à la cave, il peut arriver que soit par pression économique ou de temps, on prenne certains raccourcis. Il en ressort des vins certes impeccables mais qui ici sonnent à mes oreilles comme un défaut. Le potentiel d’un vin est tellement plus grand que d’être…franc loyal et marchand comme on disait autrefois !

Mais, dans tous les domaines et dans tous les métiers, ô espoir, il y a des encaveurs qui me plaisent d’autant plus qu’ils essaient toujours de privilégier le vin et rien que le vin. Chaque jour, de par mon activité de conseil, j’ai la chance d’en côtoyer. Leur méticulosité et leur inventivité permettent de vinifier des vins à haute valeur ajoutée. Bémol non négligeable, il est beaucoup plus coûteux d’élaborer des vins de haute qualité.

Je me lève chaque matin pour qu’on puisse encore me surprendre et m’enthousiasmer et je recherche avidement ces frissons qui sont si importants pour permettre d’aboutir des projets originaux. Un vin ou un concept qui se démarque par son histoire, son originalité, peut être ensuite plus facile à commercialiser.

J’ai beaucoup d’admiration pour ceux qui pilotent leurs vinifications sur la corde raide, ces œnologues qui amènent leurs vins à la limite du précipice au-delà duquel on se rapproche du vinaigre, comme un damné de l’enfer.

Dans cette chronique, je vais imager cette « folie douce » par deux exemples représentatifs parmi d’autres, car de nombreuses caves ont leurs petites particularités, leurs cuvées inédites.

Tout d’abord, il y a ce jeune ingénieur œnologue qui a créé sa cave en 2008 et qui, depuis, garde une ou deux barriques de chaque millésime d’un vin liquoreux hors norme.

Imaginons un peu ce trésor qui se mijote dans sa cave. Cette petite fortune en stock immobilisé (250’000 francs environ) donne large cours à toutes les spéculations futures. Et ceci tant en terme de marketing, de communication, d’innovation ou bien entendu de qualité.

Jamais je n’avais vu une telle audace dans les caves que j’ai arpentés. Surtout pour moi dont le cœur balance entre Jerez, Château-Chalon, le Vin des Glaciers ou le Lacrima 1996… J’en ai été profondément touché. Que va-t-il faire de ce trésor ? Quand va-t-il le « bouger » ? Il y aura-t-il un jour 30 barriques de 20 millésimes ? Que Dieu me prête vie pour voir cela… !

Plus audacieux encore, cet autre jeune talent qui, s’inspirant d’un œnologue italien, a entrepris l’opération la plus folle de ces dernières années.

Après avoir laissé cuver son cépage rouge plus de 6 semaines (la norme étant 10-15 jours), il l’a pressé puis laissé déposer 48 heures. Ensuite, il a de ce pas mis en bouteilles le lot de 1000 litres pour oublier le vin 3 longues années.

En 2021, ces centaines de bouteilles seront débouchées, assemblées et légèrement filtrées avant d’être remise en bouteilles pour être vendues.

Quelle idée de génie! La bouteille devient cuve d’élevage et le bouchon, seul contact avec l’oxygène, devient bonde! On entre ici dans un monde encore inexploré. Le vin sera-t-il tout simplement buvable ?

Cette prise de risque engendrera forcément un breuvage hors norme, et plus important encore, une jolie histoire à raconter à la clientèle qui est toujours friande d’anecdotes. Il m’expliquait, sans que je n’en comprenne tout le sens, qu’il était important que le vin réduise d’abord très fortement avant de revenir à l’équilibre.

A l’heure des vins rouges souvent mal gérés en barriques et des vins blancs sans FML, raides comme la justice de Berne, ça donne envie d’en savoir plus…dans 3 ans, afin de nous émoustiller encore.

J’aurais encore pu vous parler de cet encaveur qui suspend début novembre 3000 grappes dans son grenier pour en concentrer les sucres avant de les presser, ou de ces caves qui ont encore leurs vendanges surmaturées pendantes à mi-janvier, voire de ce verjus vinifié comme un vin…médecin, mais la liste est bien trop longue pour une seule chronique.

La biodynamie n’étant pas le seul sujet, souvent redondant, d’innovation, je continuerai sans relâche d’encourager ceux qui ont décidés, pour leur propre plaisir avant tout, de sortir des sentiers battus et pas seulement en sulfatant leurs vignes avec des décoctions de prêle ou d’orties.

Aussitôt qu’on nous montre quelque chose d’ancien dans une innovation, nous sommes apaisés.”  F. Nietzsche 

Xavier Bagnoud
Ingénieur Œnologue HES