Au sujet d’un vin immortel…s’il y en a !

Si la vinification des vins selon la méthode champenoise requiert, comme vu lors d’une précédente chronique, les œnologues les plus affûtés, celle des vins liquoreux de grande classe est gérée par des artistes de génie, dotés d’un indispensable zeste de folie.

Quand je parle de vin liquoreux, je parle bien de ces vins blancs à la robe ambrée, aux sucres résiduels supérieurs à 60 grammes par litre, aux relents certains d’acidité volatile et dont la particularité est de vieillir indéfiniment. Il ne faut pas les confondre avec les vins doux de type Malvoisie ou Amigne, entre autres exemples (pour rappel, on discerne l’échelle progressive des vins blancs secs, moelleux, doux et enfin liquoreux).

Dès les années 90, sous l’impulsion d’un vinificateur d’exception, Stéphane Gay (époux de Madeleine, la vigneronne suisse de l’année 2008), certains vins liquoreux valaisans se positionnèrent durablement au firmament mondial du genre. Etant en son temps œnologue conseil de la cave du Cheval Noir à Sion et de la cave de l’Angélus à Savièse, il démontra avec panache à de trop rares disciples sa vision de la vinification d’un vin liquoreux de classe internationale.

Certainement trop génial pour continuer dans le monde du vin, et n’ayant plus rien à prouver, il se reconvertit bien trop vite à mon sens dans l’informatique, tout en gardant un œil discret sur le vignoble et les chais. Il fut également l’initiateur de la première œnothèque du canton.

Sa ligne de conduite étant d’épurer au maximum sa stratégie d’élaboration pour se concentrer sur l’essentiel. Un peu comme un grand chef de cuisine qui ne mettrait en valeur que le produit, dans toute sa splendeur, dans toute l’émotion de son authenticité. En prenant aussi des risques et des options enseignés dans aucune école d’œnologie, cet ingénieur œnologue réussit à atteindre un niveau que bien peu effleurent de nos jours. Son Lacrima 1996 de la Cave l’Angélus reste son chef-d’œuvre inégalé.

Tout d’abord, un vin liquoreux nécessite d’encaver une vendange « rôtie » (la pellicule est primitivement attaquée par un champignon, le botrytis cinerea) ou « flétrie ». Le raisin perd de l’eau, principalement sous l’effet du foehn ou des grands froids, s’assèche et se concentre lentement en sucres naturels.

Dans des millésimes plus rares, on souhaite une vendange entièrement botrytisée, qui donne les meilleurs résultats. Contrairement à la région de Sauternes, dans le Bordelais, le Valais n’a que très rarement des brumes matinales si propices au développement de la pourriture noble. L’humidité est très vite chassée par le vent, souvent chaud et sec durant l’été indien.

Dans ce type de micro-climat très rare, le champignon botrytis cinerea se développe dans un premier temps tout autour de la peau des raisins. Puis, stoppé littéralement dans son développement par un froid vif ou d’autres facteurs, il attaque parcimonieusement la pellicule mais sans détruire la pulpe.

Le mycélium perfore légèrement les baies pour permettre à l’eau de s’évaporer dans une large proportion, tout en y laissant de splendides arômes (les rendements au m2 sont inférieurs à la livre).

Les techniciens modernes sont capables d’évaporer l’eau du raisin avec d’autres méthodes, mais dans le sujet qui nous intéresse, seuls ces deux types de vendanges (botrytisées ou flétries) entrent en ligne de compte. Impossible d’atteindre l’excellence dans un vin liquoreux sans se munir de la patience nécessaire et des nerfs d’acier. Pour ce faire, il n’est pas rare d’organiser des vendanges se faisant en plusieurs fois, ou décalées jusqu’au début du mois de février !

Dans ce travail d’orfèvre, tout se fait à l’envers des standards œnologiques. Outre la vendange qui est tout sauf «saine», l’œnologue devra laisser macérer dans son jus l’ensemble des baies.

En effet, dans ce type de vinification, de nombreuses baies sont sèches, très sucrées mais impossibles à presser, faute de jus. Les baies les plus aqueuses sont donc indispensables pour extraire le suc des baies complètement desséchées. Pour la plupart des vinifications en blanc, toute macération pelliculaire engendre des arômes végétaux et de verdeur, Petite Arvine ou Muscat mis à part. Il semble téméraire de faire macérer cette vendange entière dans le pressoir dans le seul but d’y extraire tous les sucres, mais c’est pourtant indispensable.

La clarification du moût peut durer plusieurs jours vu son extrême viscosité, et il n’est pas rare que le taux de bourbes (dépôt) dépasse les 25%. Un certain savoir-faire est indispensable pour en limiter les pertes.

Il faut choisir, si le courage nous manque d’utiliser des levures sauvages, des souches peu virulentes, capables de ne pas fermenter une trop grande proportion de sucres. Si une vendange normale de Marsanne a 1095 grammes de densité par litre, pour un grand vin liquoreux on atteint fréquemment les 1170 voire les 1220 grammes, sous l’influence de l’évaporation naturelle, ce qui est énorme (170 à 220 degrés Oechslé). Vu que le but est de ne fermenter qu’une partie des sucres, le choix de la bonne levure peut prendre des années de recherches.

L'Instant Volé 2005 de benoît Dorsaz. Une petite arvine surmaturée, légèrement oxydative élevée en barrique durant sept années !

L’Instant Volé 2005 de Benoît Dorsaz. Une petite arvine surmaturée, légèrement oxydative élevée en barrique durant sept années !

La fermentation alcoolique dure des semaines voire des mois, contre 5 à 15 jours pour un vin sec.

La plus grande décision à prendre pour l’œnologue, une fois l’équilibre atteint entre le taux de sucres résiduels et l’alcool, est l’arrêt judicieux de la fermentation. La plupart du temps, l’équilibre se fait naturellement grâce au choix de la souche de levure. Dans le cas contraire, il s’agit de transférer les barriques dans un local réfrigéré, puis de stabiliser le vin avec de l’anhydride sulfureux (SO2) qui, on le rappelle, est nécessaire pour éviter que le vin ne se transforme naturellement en vinaigre.

Cette opération de stabilisation divise les œnologues. Les plus médiocres utilisent pour stopper la fermentation des vins liquoreux une dose massive de 200 mg/lt de SO2 à 5%. Vu que la grande majorité de la population levurienne est vivante à ce moment-là, même le profane arrive à imaginer le cataclysme que cela peut créer. L’idéal étant plutôt d’engourdir les levures par une mise au froid de quelques jours, avant de doucement les rendre inactives.

La plupart du temps, un recours à la chimie est toutefois inutile jusqu’à la mise en bouteilles. A part l’alcool, tout ce qui est oxydable dans ce type de vin l’a déjà été, et une mise à bonde durant l’élevage suffit.

Tous les vins mis en bouteilles avec des sucres résiduels présentent le risque de refermenter en son sein. L’œnologue doit donc s’en prémunir, sachant qu’il est impossible de filtrer stérilement un vin aussi complexe (il perdrait toutes ses qualités).

Si l’anhydride sulfureux est avant tout un antioxydant, il est un assez mauvais antiseptique. Certains vinificateurs de liquoreux utilisent donc du sorbate de potassium, additif alimentaire non toxique pour l’homme mais excellent anti-levures et anti-bactéries. Son utilisation est assez courante dans ce type de vins, afin d’éviter justement ces doses massives et assez toxiques de SO2 (maux de tête). Il a juste l’inconvénient de donner à certaines doses utiles un nez de géranium (géraniol).

En 2001, élaborant un assemblage de Sauvignon Blanc et d’Ermitage liquoreux, je fus amené à utiliser du sorbate de potassium. Dosage exagéré ou mauvaise symbiose des éléments, le résultat fut décevant, avec un dégagement intense de géraniol digne des plus beaux balcons fleuris de Grimentz. Quelle ne fut pas ma surprise d’obtenir avec ce vin, 18 mois plus tard, le meilleur pointage de la catégorie « Vin avec plus de 50 g/l de sucres résiduels » et une jolie Médaille d’Or…

Pour toutes ces raisons qui vont à l’envers d’une conduite normale de vinification (raisins botrytisés, macération pour extraire tous les sucres, clarification par décantation prolongée, levurage doux voire par la flore naturelle, fermentation alcoolique ultra-lente, stabilisation différée), la vinification d’un grand vin liquoreux demande du doigté et une prise de risque plus grande. Si je connais cent œnologues capables de faire des grands vins en Valais, ceux qui m’ont surpris à élaborer un vin liquoreux de classe mondiale se comptent sur les doigts d’une seule main.

Les vins liquoreux à la robe ambrée, ayant bien assimilé et profité des phénomènes oxydatifs, ayant une pointe subtile d’acidité volatile (celle du vinaigre, mais oui !), ayant enfin un juste équilibre entre l’alcool, l’acidité et le sucre résiduels sont en effet très rares.

C’est surtout le taux d’acidité volatile qui divise les experts. Une proportion suffisante mais raisonnée de volatile me semble indispensable comme support d’arômes, ce qui confère à ces vins toutes leurs particularités.

La doctrine de Stéphane Gay a fait certes quelques émules, mais la plupart du temps la couleur ambrée, la pointe de volatile et l’immense magie dégagée par ce type de liquoreux ne sont pas au rendez-vous. Trop souvent, l’utilisation massive d’anhydride sulfureux a plombé une matière première pourtant prometteuse. Comme dans la prise de décision de la fermentation malo-lactique pour les vins blancs secs, la plupart des œnologues pensent se dispenser de soucis futures en prenant des décisions de confort.

Le Domaine du Mont d'Or, est certainement l'un des lieux ou terroirs parmi les plus propices à la réalisation de grands vins liquoreux en Valais.

Le Domaine du Mont d’Or est certainement l’un des lieux ou terroirs parmi les plus propices à la réalisation de grands vins liquoreux en Valais.

Souvent, il faut aussi le souligner, l’œnologue n’a pas les nerfs et la patience suffisante pour attendre la date optimale de la vendange, car beaucoup veulent passer Noël au chaud…

L’école de Stéphane Gay, reprise par quelques Maîtres comme son épouse Madeleine, Christophe Abbet, Dany Varone, Stéphane Reynard ou Marie-Thérèse Chappaz, ne connaît pas de réelle relève actuellement en Valais parmi les jeunes œnologues, Philippe Darioli mis à part. Il est vrai que dans les académies d’oenologie, on ne peut pas avoir expliqué durant des semestres comment faire un vin clair, net et classique, et ensuite enseigner une dernière méthode à rebours des standards œnologiques.

Si on compare certains de nos vins valaisans aux plus grands crus du monde, nos meilleurs liquoreux supportent sans conteste la comparaison. Souvent très complexes à millésime égal bien avant les Sauternes, je ne connais pas de vins au potentiel de garde plus grand qu’un vin issu de la Charte des Vins Liquoreux Valaisanne «Confidenciel» (www.grainnoble.ch) dont l’œnologue n’a pas transigé sur les moyens.

Il n’y a pas de limite de conservation dans le temps pour ces vins, si ce n’est la durée de vie du bouchon en liège, à remplacer si nécessaire tous les 30 ans… Ca peut parfois rassurer certains d’entre nous de posséder des vins qui nous survivront avec panache.

« Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile » Platon

Xavier Bagnoud

SELECTION GRAIN NOBLE 2012 - 003 (Copier)

La Charte Grain Noble ConfidenCiel possède un peu plus de trente producteurs qui élaborent des vins liquoreux, dont certains touchent parfois au sublime. Une fois l’an, l’oenologue Emmanuel Charpin qui en est son secrétaire et son directeur réalise une dégustation de sélection à laquelle sont conviés des journalistes, des professionnels  et amateurs ayant une bonne connaissance de ces vins.