Le prix du vin peut se payer notre tête mais pas nos papilles !

Dans toute bonne école commerciale, on nous enseigne que le prix d’un produit est d’abord fixé par rapport à son coût de production, puis en second lieu par un éventuel effet d’offre et de demande.
Pour fixer le prix d’un vin, on se demande souvent comment on peut dépasser les 3’000.- euros pour un Château Le Pin, ou à contrario s’abaisser en-dessous des coûts de production comme dans le cas de certains Chasselas Romands vendus dans la grande distribution.
Dans une économie de marché, il est évidemment impossible de fixer des limites dans un sens comme dans l’autre. Il y a certes quelques règles élémentaires mais souvent transgressées, comme l’interdiction faite à tout commerce de vendre en-dessous du prix d’achat lors des promotions.
Si c’est bel et bien l’offre et la demande qui, ayant raréfié à l’extrême un produit médiatisé par certains experts, établit des prix dépassant tout raisonnement rationnel, essayons d’analyser deux études de cas.
 
Tout d’abord, imaginons comme simple exemple pratique, deux vignes de 1’000 m2 chacune et voisines l’une de l’autre sur un coteau valaisan :
La première produira 1’280 bouteilles de 75 cl de Fendant à 15.- francs, et l’encaveur réalisera un chiffre d’affaire de 19’200.- pour cette première parcelle.
La seconde, sur laquelle sera planté de l’Ermitage vendangé en grains nobles vers Noël, le vigneron y extraira 550 litres qui produiront 1’450 bouteilles de 37,5 cl et qu’il vendra aisément à 29.- francs, soit un résultat de 42’050.- francs.
Cette deuxième parcelle, qui aura nécessité exactement le même travail tant à la vigne qu’à la cave, avec les mêmes frais fixes en main-d’œuvre et en fournitures, donnera un résultat de 22’850.- francs, soit 55% de plus.
Cette démonstration démontre bien les grandes différences de marges qu’un vigneron peut espérer sur deux parchets identiques. Son budget de fonctionnement et la stratégie conceptuelle de son assortiment sont donc liés à ce premier état de fait.
 
Dans le deuxième cas, posons l’équation suivante :
En 2012, une Petite Arvine fut payée au producteur à raison de 5.40 frs/kilo. Avec ce kilo de raisin, il est possible de produire une bouteille coupée à 15% avec du Chasselas payé
3.- frs/kilo. En y rajoutant les frais de vinification (70 cts) et de mise en bouteille
(70 cts), le prix de revient minimum d’une bouteille de Petite Arvine est donc d’environ
6,50 frs.
En y rajoutant la TVA augmentée de la marge commerciale de l’encaveur et du distributeur, on observe donc logiquement des flacons de ce cépage vendus entre 8.80 et 18.50 frs en supermarché.
Pour un petit encaveur qui ne coupe pas sa Petite Arvine avec un autre vin, qui a des rendements plus faibles, un packaging plus coûteux ainsi qu’un stock plus restreint donc plus facile à écouler, les prix seront compris entre 15.- et 28.- francs.
 
N’oublions pas que nous devons également financer la Recherche et le Développement, les investissements en cave et à la vigne (le 5% du vignoble devrait être renouvelé chaque année ou réorienté vers des cépages plus vendeurs).
 
Je me suis parfois posé la question de savoir quel serait le coût de revient maximum d’un vin comme un Cornalin du Valais ou un Cabernet & Sauvignon d’un grand Château de Bordeaux.
Imaginons un rendement bas, rarissime, proche des 400 grammes au m2. La vendange, pour garantir une maturité optimale, se ferait en trois fois. Puis le rendement au pressurage serait d’à peine 70% de jus par kilo. S’ensuivrait un élevage en barriques neuves durant 2 ans et un packaging des plus coûteux (bouteille, étiquette, capsule, caisse bois). En retournant mes calculs dans tous les sens et en additionnant les charges au plus large, je n’ai jamais réussi à dépasser un prix de revient de 25.- francs par bouteille. Ce chiffre, à mon sens, est valable pour les vignobles du monde entier.
Alors comment expliquer qu’un Sassicaia se vende comme des petits pains à 125.- francs la bouteille, ou que d’autres Bordeaux dépassent allègrement chaque année les 350.- euros, tout en se vendant bien plus facilement et rapidement que des Montepulciano à 2.80 francs chez Coop?
Tout d’abord les journalistes et les médias jouent un rôle non négligeable dans le paramètre prix. On connait évidemment l’influence d’un Robert Parker sur la cotation financière d’un vin. Il y aussi la notoriété globale (concours internationaux compris) et la demande croissante des marchés émergeants. Mais qu’en est-il de la qualité ? Que sommes-nous en droit d’attendre d’un tel prix ? Est-il censé nous rassurer sur notre capacité à choisir une bouteille ou sommes-nous otages d’une spirale empreinte du snobisme ambiant ?
Je pense que les réponses sont beaucoup plus simples que nous ne l’imaginons. En premier lieu, il y a incontestablement un manque évident d’éducation du consommateur, qui n’ose pas être assez sûr de son goût et qui reste incompréhensiblement trop modeste par rapport au produit vin. En mettant sur la table de ses convives un Ornellaia, il pense ne pas pouvoir rater sa réception. J’ai pourtant vécu mon pire Noël avec un Solaia surconcentré qui m’a gâché plus que la soirée.
On me dit souvent «J’aime le vin, mais je n’y connais rien». C’est à mon sens juste un problème de raisonnement. Il suffirait durant un an, de se concentrer une fois par semaine sur un seul flacon, en y notant quelques commentaires, pour parfaire et compléter son bagage œnologique (cépage, millésime, nom de la cave, perceptions olfactive et gustative). Evitons juste de trinquer sans s’intéresser au moins à un minimum de renseignements, et ceci même sur le parvis d’une église.
Comme la connaissance des vins est surtout liée à la mémoire, on classifiera ainsi ses goûts et ses envies. Ce n’est ni le prix, ni le renom qui doivent décider des vins que nous préférons à titre personnel, mais bien notre propre palais, notre propre historique de vie.
Il y a ensuite le travail marketing et la légende d’un grand cru qui peuvent se comparer à ceux de l’horlogerie ou de la maroquinerie de luxe (les marges y sont d’ailleurs bien supérieures). Nous sommes tous inconsciemment influencés par ces paramètres pourtant très éloignés du contenu.
Comme dans la vie, l’important en œnologie est de maintenir son degré de curiosité au maximum, et de chercher soi-même ses coups de cœur. En établissant humblement sa palette de goûts personnelle, en dégustant avec un minimum d’attention quelques fois par mois, il y a un Robert Parker «Maison» en chacun d’entre nous. On devrait ainsi moins fréquemment confondre « Coûteux » avec « Goûteux » !
 
«Apprenez non pour savoir plus, mais pour savoir mieux» Senèque
Xavier Bagnoud
Ingénieur Œnologue HES