Le premier vin du reste de notre vie !

On a tous dégusté un vin qui nous a marqué à jamais. En ce qui me concerne, ce fut un Château Lynch Bages 1982, bu bien jeune mais dont les explications de l’orateur du jour m’émerveillèrent. Plus tard, je me délectais avec des grands vins liquoreux dont le potentiel de garde quasi infini me permit de croire à l’immortalité de certaines grandes cuvées. Je garde en mémoire un fabuleux Château Gilette Crème de Tête (Sauternes), un Lacrima 1996 de la cave de l’Angélus (Georges Liand, Savièse, VS) et un Ermitage Tourbillon (*) 1994, élevé par Madeleine Gay (Cave coopérative Provins, Sion, VS).

Puis, au fil des rencontres avec des vins souvent inouïs de puissance et d’harmonie, et heureusement qu’il y en a jusqu’à plus soif, je fis la découverte de ce qui reste à ce jour ma grande passion : Le Champagne.Capture

En 1995, soucieux de créer de la diversité dans la gamme de la grande cave dont je dirigeais les vinifications (13’000’000 de litres quand même), j’appelais le consultant attitré de Moët et Chandon pour m’apprendre à vinifier le meilleur brut qu’il soit possible de produire avec nos raisins indigènes.

Anecdote amusante, il se nommait Georges Hardy, comme l’animateur érudit des jeux télévisés de la Télévision Suisse Romande des années 70. Il me fit une première visite en mai pour établir le chantier de vendanges, le matériel nécessaire en cave et le choix des cépages.

La Champagne est un vignoble très septentrional, au nord même de Paris la pluvieuse, et la maturité en sucre des raisins n’y est pas suffisante, vu le climat, pour y élever des vins tranquilles. Les travaux de génie du moine Dom Pérignon, au XVIIème siècle, permirent la création originale de ces vins effervescents, qui font aujourd’hui la renommée du vignoble le plus riche du monde. Les cépages traditionnels sont le Pinot Noir, le Chardonnay et un cépage inexistant dans nos vignobles suisses : le Pinot Meunier.

Pour obtenir un vin effervescent et mousseux, il y a trois méthodes :

1 : La gazéification avec du CO2 d’un vin tranquille, qui permet de produire des vins bon marché et de qualité standard, de type « frizzante ».

2 : La prise de mousse en cuve close. Le moût fermente et devient un vin dans une cuve renforcée à contre-pression. Lorsque la fermentation arrive presque à son terme, l’œnologue ferme les vannes étanches et le gaz produit se sature dans le liquide, ce qui permet l’obtention d’un vin effervescent de très grande qualité, souvent proche de la méthode champenoise (un litre de moût génère 50 litres de CO2). Les Moscato d’Asti, les Prosecco et la plupart des vins mousseux commercialisés, sont élaborés selon cette méthode bon marché, efficace et qualitative utilisée avec différentes variantes fermentaires.

3 : La méthode traditionnelle ou champenoise. Après avoir vinifié un vin de base tranquille, la préparation est sucrée à 22 grammes/litre et subit une «troisième fermentation », provoquée au sein même d’une bouteille très solide, qui résiste à des pressions proches des 50 mètres de colonne d’eau (5 bars), ce qui est conséquent.

Sous les conseils avisés de mon consultant, je compris rapidement que l’élaboration d’un Brut était un terrain extraordinaire d’épanouissement pour le jeune œnologue que j’étais.

Quand on élève une Humagne Rouge de Leytron, on est tenu de respecter le terroir et la typicité du cépage. La clientèle s’attend à déguster un vin qui se rattache à ces repères. Le vinificateur doit mobiliser tous les moyens nécessaires tant à la vigne qu’à la cave, pour produire l’Humagne la plus typée possible, et la marge de manœuvre, pour l’œnologue, est faible, au risque de produire une cuvée sans personnalité.

A contrario, dans la vinification d’un Brut, le savoir œnologique et la plus-value humaine sont déterminants. Ces raisins peu mûrs, qui n’auraient engendrés que des vins médiocres et acides, permettent la création d’un des plus grands crus du monde, alliance du génie œnologique et de la magie de la fermentation.

Georges Hardy choisit, pour remplacer le Pinot Meunier, le Pinot Gris qui donne d’excellents résultats au Luxembourg dans les vignobles du Grand Duché. Puis il me demande, vu le climat méditerranéen du Valais, de vendanger le 20 août, soit un mois avant le début officiel des vendanges, afin d’obtenir une densité idéale de la vendange proche de 1082 kilos par litre de moût ou 82 degrés Oechslé.

On sélectionne des vignes de deuxième zone, pas trop brûlées par le soleil, plantées sur des sols peu caillouteux, pour éviter la chaleur nocturne et surtout 100% calcaire, comme en Champagne, ce que nous trouvons auprès de fournisseurs ayant leur vigne dans la région de la Plâtrière de Granges.

Pour la cueillette, nous acquérons des petites caissettes larges et basses, au fond troué, tant il est important que la vendange arrive sèche à la cave. Les ouvriers récoltants, triés sur le volet, doivent éliminer les éventuels grains non conformes et éviter tout tassement.

Sur les 60 pressoirs pneumatiques géants que nous avons à disposition, nous bricolons le plus moderne d’entre eux, de 250 hl. Il doit pouvoir être rempli caissette par caissette, à la force des bras, en raisins ronds non égrappés, et ce en moins de 20 minutes, sans fouloir ni tapis roulant. Surtout, on doit pouvoir le piloter manuellement, afin de bien en gérer les montées en pression par paliers. Pas moins de dix manutentionnaires se mobilisent lors de chaque remplissage chronométré, afin d’éviter toute macération non souhaitée et prolongée entre le jus et les baies.

Aucun autre vin que le Champagne ne demande un pressurage aussi pointu et délicat. On peut assimiler cette opération à une distillation haut de gamme du plus cher des parfums. En effet, la baie de raisin, pour se protéger des champignons et autres insectes, est munie d’une fine pellicule grasse appelée pruine. Cette dernière a l’inconvénient d’avoir un très grand effet anti-mousse (quelques milligrammes suffisent à inhiber l’effet moussant de 1000 litres de vin) et il est primordial d’éliminer ses effets en écartant les premiers jus puis, pour d’autres raisons, les fins de presse.

Ensuite, à chaque rebêchage du pressoir, on procède à nouveau à l’élimination de ce moût moins qualitatif et aux propriétés anti-mousses importantes. (M. Hardy nous apprenait alors également à déguster les jus d’écoulure et nous disait, étonnamment, que tant que nous ressentions un goût de raisin, il fallait écarter les coulures sous le pressoir). Ces jus de presse sont ensuite incorporés aux Dôles Blanches car seul le cœur, ou Cuvée, servaient à la vinification du futur Brut.

Économiquement, ce n’est pas très profitable, car pour 100 kilos de raisin, on retire à peine 50 litres de Cuvée.

Cette opération d’orfèvre est certainement celle qui m’a donné la passion des Champagnes, car elle demande une maîtrise sans faille qui ne pardonne aucune erreur. Il est d’ailleurs toujours étonnant et désarmant de voir certains collègues faire mousser quelques vins effervescents n’ayant pas bénéficié d’un pressurage champenois. Le résultat est toujours catastrophique, sans exceptions !

Ensuite on vinifia ce Brut avec deux fermentations. La mise en bouteilles, la prise de mousse, l’élevage sur fines lies durant 10 mois et le dégorgeage furent confiés, et c’est encore le cas en 2013, à celui qui reste le pape en Suisse de ce travail à façon, M. Xavier Chevallay à Cartigny.

La Champagne ne millésime que ses meilleures années, mais elle établit avec les cuvées traditionnelles sans indication de date, un des travaux d’œnologue les plus difficiles. En effet, tel un parfumeur, il s’agit de retrouver le même goût, ou marque de fabrique, en assemblant avant chaque mise en bouteilles parfois jusqu’à sept millésimes différents, ce qui est unique et fastidieux.

C’est aussi une des seules régions au monde qui autorise de produire des vins rosés par rajout d’une fine proportion de vin rouge dans le vin blanc, justement pour éviter qu’un cuvage, même court, mette en contact la pruine avec le moût de raisin.

Dans ce grand vin, tout est compliqué et parfois sujet à compromis: la date de la récolte, le pressurage, l’élevage, la prise de mousse en bouteille, le remuage, le dégorgeage, l’incorporation de la liqueur d’expédition qui permet de produire un Brut ou un Demi-Sec, puis bien entendu le service. Le choix de la coupe, qui doit impérativement être avinée et en cristal, est l’étape finale permettant de juger la qualité des fines bulles et de la crème (mousse qui persiste sur le diamètre supérieur du verre).

J’espère que ces informations souvent méconnues sur ce fantastique produit vous permettront de le découvrir sous un œil nouveau, et que vous vous direz à l’occasion d’un heureux évènement : «C’est le premier vin du reste de ma vie! »… que je vous souhaite aussi fantastique que le Champagne.

« Le Champagne doit être au vin ce que la haute couture est à la mode ». Alfred Gratien

Xavier Bagnoud

Ingénieur Œnologue HES

(*) le millésime 2009 du Domaine Tourbillon de Provins vient d’obtenir au récent Concours Mondial du vin de Bruxelles (délocalisé à Brastislava, mais passons) l’unique médaille Grand Or Suisse parmi les 179 vins helvétiques qui y ont été présentés. Soixante quatre vins suisses ont été médaillés.  Parmi eux seules 14 médaille d’Or ont été obtenues (une neuchâteloise, quatre vaudoises et neuf valaisannes).