La couleur des vins rouges sert-elle à quelque chose ?

Avec les années, l’étonnement grandit en voyant à quel point la robe des vins influence le jugement de l’oenophile. Pourtant, à part le plaisir des yeux, ce qui certes a son importance, la couleur ne peut en aucun cas préfigurer de la grandeur ou de la décadence d’un Pinot Noir, d’un Cornalin ou d’un assemblage.

Du temps de l’école Peynaud, la mire d’un vin donnait au mieux des indications sur d’éventuels défauts à confirmer, sur la maturité ou la concentration.

A l’ère Parker, l’avis du dégustateur est significativement influencé par ce jugement et les étapes importantes qui suivent, telles que l’analyse du bouquet ou la tenue en bouche, en sont durablement faussées par ce préjugé.

Tentons de faire une étude de cas, plus précisément sur les vins rouges.

Dans nos vignobles suisses, les premiers quotas de production furent introduits en 1984 par quelques coopératives ou par l’initiative privée de certains négociants. Il n’était pas rare auparavant de voir des Gamays et autres Pinots Noirs produire jusqu’à 3 kg/m2.

Avec de tels rendements, on obtenait parfois du fruit mais en aucun cas de la structure et encore moins une couleur propice à plaire au consommateur, qui souhaitait y retrouver la couleur fantasmatique des baies noires.

Pour ménager le porte-monnaie du producteur et l’œil du client, on autorisait jusqu’à il y a quelques années, l’assemblage des vins rouges autochtones avec jusqu’à 15% de piquettes étrangères aux pigments généreux.

Dans les années 70, on sentit déjà que cette façon de faire ne serait pas viable à long terme, face à l’émergence de l’authenticité alimentaire.

Un chercheur suisse de génie, André Jaquinet, commença de fastueux travaux de sélection, et 20 ans plus tard naissaient des cépages au haut pouvoir colorifère tels que le Diolinoir, le Garanoir, le Gamaret ou autre Carminoir. D’autres équipent créèrent des cépages encore plus « rouges » tels que le Dunkelfelder.

Ainsi, le législateur put sereinement supprimer l’affreux ouillage au Jumilla ou au Valpolicella et autoriser l’assemblage à but améliorateur avec ces nouveaux cépages suisses. Il était temps car cela faisait bien longtemps, par exemple, que la France avait banni les vins algériens pour couper leurs appellations.

De son côté, le consommateur pouvait continuer d’admirer des robes bien pourpres et rassurer ainsi son goût.

Mais c’était sans compter sur les progrès de l’œnologie et sur la déontologie naissante des Maîtres de Chais.

A la baisse des rendements des années 80 (la doctrine préconise désormais des rendements proches du kilo au m2), succéda l’amélioration des techniques de vinification (cuveries spéciales autopigeantes, saignées, flash-détente, autoenrichissement, piégeage au gaz neutre, macérations pré ou post fermentaires, à chaud ou à froid).

Avec les années 90, on vit arriver des enzymes de macération qui permettaient des résultats étonnants. Firent également leur apparition des levures dont les parois n’absorbaient plus les pigments ainsi que des tannins mieux extraits ou ajoutés qui stabilisaient de manière optimale les anthocyanes* qui précipitaient auparavant fortement après avoir atteint des pics encourageants (*nom œnologique du pigment colorant du vin rouge par analogie aux flavones pour les vins blancs).

En outre, pour un Pinot Noir de grande classe produit à 700 g/m2, l’adjonction d’un Gamaret ou d’un Diolinoir, même à 2%, avait même des conséquences très dommageables, notamment sur le bouquet et l’harmonie.

Cet essor œnologique non exhaustif rendait complètement caduc pour les œnologues l’utilisation des nouveaux cépages dans le but d’améliorer une couleur soudainement largement disponible.

Sauf qu’entre deux, des centaines d’hectares de vignes furent plantés en Gamaret et Diolinoir et dans une moindre mesure en Garanoir, Carminoir, etc. Qu’allait-on faire de ces raisins ? Surtout que contre toute attente, le Diolinoir s’avéra gélif et délicat dès la 7ème feuille et que fort de plus de 56 variétés depuis 1930, certaines régions n’avaient aucun besoin de diversification.

Sélectionnés dans le but unique d’améliorer la couleur mais sans harmonie, finesse ni caractère, on s’aperçut très vite, mais sans l’avouer au grand jour, de la catastrophe annoncée.

Ces cépages standardisés avaient du potentiel dû justement à leur belle robe mais comment les positionner car bien malin celui qui pouvait les différencier !? Tels les cousins d’une tribu d’un continent éloigné, les individus se ressemblaient tous!

Dans l’impossibilité de les assembler comme prévu au départ, on mit en marche la planche à étiquettes et on les vendit en l’état, tant bien que mal, avec leur nom, mais cela ne fit pas progresser la promotion de nos vins autochtones, bien au contraire.

En effet, la doctrine du vin rouge du 21ème siècle : «Sois coloré et tais-toi !», tua lentement les grands Pinots Noirs harmonieux, fin et de classe. Certains commencèrent même à vinifier des Cornalins ou des Syrahs si concentrés qu’ils sentaient le chou… Et dès que la robe d’un Cornalin ou d’un Pinot noir paraissait «trop splendide», une suspicion généralisée d’assemblage à but améliorateur se faisait sentir. La tendance, qui perdure malheureusement toujours en 2013, est de vinifier avant tout un vin rouge à la robe sombre…

« Tout ça pour ça » me direz-vous, mais on ne peut ni ne doit regretter les initiatives du passé, légitimes et scientifiquement justifiables !

Aujourd’hui, on tente de sélectionner des Vitis Vinifera résistantes aux maladies cryptogamiques, et dans 20 ans on essayera de se passer des porte-greffes.

En attendant, efforçons-nous de voir la couleur sous un prisme différent, en n’écartant jamais l’idée qu’elle ne fait de loin pas la personnalité d’un noble cru, ni ne déclenche cette sensation incomparable qu’est le plaisir.

Dégustez peut-être en fermant d’abord les yeux et votre avis sera plus vrai, sans pollution préliminaire !

Xavier Bagnoud, Ingénieur Œnologue HES