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Quand le Gamay s’est réveillé….
De toutes les passions que le monde du vin a pu me suggérer, celle que je voue au cépage Gamay est certainement l’une des plus tenaces. Considéré par certains profanes comme un cépage mineur, il est à mes yeux l’un des plus joyeux et, celui qui peut donner les plus grands plaisirs. J’aime particulièrement les Gamays qui ont une robe de jus de cerises avec des reflets violacés plus clairs et un fruité intense de framboise ou de cassis frais avec une finale en bouche peu tannique tout en développant une certaine rondeur.
Pouvant être vinifié avec peu ou pas de tannins comme dans des notes plus corsées, le vin de Gamay se confond parfois avec la Syrah lorsqu’il est élaboré avec une certaine concentration. Quant à ses arômes et son fruité caractéristique, ils sont parmi les plus intéressants du monde du vin.
Plus encore que pour la Petite Arvine ou autre Marsanne, il est malheureusement rarissime d’atteindre l’excellence et les vrais coups de cœur en ce qui me concerne ne dépassent jamais la demi-douzaine par année en AOC Valais.
Dans un passé pas si lointain, on pouvait compter sur les doigts d’une main les caves commercialisant leur Gamay sous son propre nom. Ce n’est que depuis le déclin de certains assemblages comme la Dôle ou le Salvagnin qu’il s’est largement démocratisé. Aujourd’hui, tous les encaveurs ou presque l’ont mis sur leur carte des vins.
Depuis le début des années 2000, il est aisé de constater qu’il étrenne les lettres de noblesses qu’il mérite et dans mon œnothèque, le Gamay représente la deuxième meilleure vente annuelle en consommation sur place après le Fendant.
Croisement par hybridation naturelle du Gouais (aujourd’hui presque disparu) et du Pinot Noir, il préfère les sols granitiques et peu calcaires. Cépage unique du Beaujolais, il est le deuxième vin rouge en importance cultivé en Suisse. Le Gamay est également dans certains cas rares «teinturier», avec un jus de raisin déjà rouge avant toute macération.
Fort de ses 23’000 ha de Gamay, la région du Beaujolais avait été économiquement sauvée par l’immense succès commercial des Beaujolais Nouveaux, passionnant même le Japon et l’Australie. Cette réussite était le fruit d’un œnologue de génie, M. Georges Duboeuf. Il avait réussi, avec des raisins vendangés début septembre, vinifiés selon la méthode dite de «macération carbonique» et commercialisés sous forme de Gamay Primeur le troisième jeudi de novembre, à sortir l’appellation d’un marasme sans précédent avec son slogan resté célèbre « bu et pissé dans l’année ».
Quand je devais diversifier, dans les années 90, la vinification de plusieurs millions de litres de Gamay répartis sur 9 caves au fil du Rhône au sein de la coopérative Provins Valais, il me vint l’idée d’essayer de diversifier les protocoles de vinification et j’en avais défini une dizaine afin de déterminer ceux qui s’adapteraient le mieux au cépage en fonction des terroirs, des zones et de la maturité.
C’est donc tout naturellement qu’il fut décidé d’en vinifier une partie en macération carbonique, méthode justement utilisée principalement en Beaujolais, qui permet d’obtenir de magnifiques arômes fruités et une robe framboisée caractéristiques du Gamay Nouveau ou Primeur. Je ne savais pas encore que j’avais initié le plus compliqué et le plus fastidieux des chantiers de vendanges.
La macération carbonique est une merveille de la nature. Pour faire simple, il s’agit d’entreposer des grappes entières dans un milieu anaérobie, tempéré et saturé de gaz carbonique durant quelques jours. A ce moment là, et en l’absence d’oxygène, un extraordinaire phénomène enzymatique (et non levurien) va produire à l’intérieur des baies entières un peu d’alcool, une dégradation presque totale de l’acide malique en tartrique (2ème fermentation) et une fabuleuse production d’arômes de fruits typiques des Beaujolais.
Ensuite, la vendange est délicatement pressée sans foulage et la fermentation alcoolique et malolactique se termine à la température constante et bloquée par un refroidissement extérieur à 18°C.
La principale difficulté consistait à trouver dans les 9 caves du groupe des cuves à l’ouverture supérieure assez grande pour y introduire de la vendange à partir de caissettes de 17 kilos en raisins ronds (ni foulés, ni égrappés).
La plus grande de nos caves, celle de Sierre, possédait 3 énormes cuves en béton revêtu de 30 tonnes chacune, avec de grandes ouvertures à leur faîte et une vis sans fin dans leur partie inférieure. Situées au-dessus des pressoirs, elles servaient de réservoirs tampons lors des importantes récoltes du début des années 80 (jusqu’à 3 kg/m2 de rendement). Lorsque tous les pressoirs étaient remplis jusqu’à la gorge, ces cuves permettaient de continuer de réceptionner la vendange sans faire attendre les vignerons.
En 1994, devenues inutiles avec l’arrivée des quotas de production, je décidai de les remplir en 2 jours avec 90 tonnes de Gamay légèrement prématurés de Fully et de St-Pierre de Clages et qui avaient la réputation de donner les meilleurs vins issus de ce cépage (sol peu calcaire et terroir prédestiné).
35 vignerons furent mobilisés et la vendange fut transportée à grand renfort de camions. A l’aide de 12 valeureux ouvriers, la vendange entière, caissette par caissette, fut déversée dans les cuves géantes. Ensuite, une fois les portes supérieures fermées, on pouvait y injecter du gaz carbonique jusqu’à saturation.
Je pense qu’à l’issu de ce travail harassant, la totalité des équipes de travail aurait voulu me voir enfermé avec le Gamay tant la pénibilité du chantier fut grande. C’est aussi pour cette raison qu’après mon départ de l’entreprise en 2001, plus personne ne voulu organiser cette vinification beaujolaise avec les moyens du bord.
Les résultats, heureusement, furent au rendez-vous. On avait obtenu un fruit magnifique et un équilibre goulayant. Le jeune et innovant Directeur de l’époque, M. Jean-Marc Amez-Droz, fit créer une étiquette « design » et donna naissance au «Beauvalais Nouveau».
Quelques années plus tard, alors que Coop Suisse en avait demandé la quasi exclusivité, ce vin fut désigné comme meilleur Gamay vendu en grande surface par la fameuse émission « Kassensturz »…, le A Bon Entendeur d’Outre Sarine.
En parallèle et élevé par d’autres méthodes, le Fendant Primeur connu aussi un flamboyant succès largement repris par l’ensemble des médias suisses vu l’approche innovante, à l’époque, du concept.
En 2013, ce temps des «pionniers» est bien loin. Les vins primeurs de Suisse ont quasiment disparus alors que nous en vendions plusieurs dizaines de milliers de cols. Comme en partie pour le Beaujolais Nouveau et avec moins de moyens de marketing, l’effet de mode passa.
Je ne bois jamais un verre de Gamay sans avoir la nostalgie de cette époque et je m’étonne aussi du peu de fruit de la plupart des vins issus de ce cépage. Certes, la grande majorité des œnologues suisses n’ont jamais mis la macération carbonique au programme de leur millésime et peu en connaissent les subtilités. Une simple expérience de leur part dans un chapeau flottant et étanche de 1000 litres saturé de gaz carbonique pourrait toutefois les convaincre de redonner au Gamay le lustre que la région du Beaujolais lui maintient tant bien que mal.
On a peu à peu abandonné la Dôle au profit du seul Pinot Noir et du seul Gamay sans pour autant réussir à nous proposer massivement et régulièrement des Gamays aussi fruités que les meilleurs Beaujolais.
Tant du point de vue des vinificateurs que des consommateurs, le Gamay reste ce vin léger et facile que nous rechignons à considérer pour ce qu’il devrait être, soit un immense sujet de satisfaction lorsque toutes les conditions sont réunies. Il est vrai que vu le peu d’intérêt des œnologues pour ce cépage, les vins sont souvent neutres et péjorativement légers. En effet, on l’élabore comme on le ferait pour un Pinot ou un Cornalin alors qu’au contraire tout, dans le protocole de vinification du Gamay, doit être adapté à ses spécificités y compris la souche de levure.
Je n’oublierai quant à moi jamais ce Beaujolais Nouveau de Georges Duboeuf 2009, bu à la brasserie de Georges Blanc à Vonnas, qui fut un sommet de plaisir inégalé à ce jour en ce qui me concerne. Les années passant, je me frustre dans l’impossibilité temporaire, je l’espère, de regoûter à un tel nectar. Quand je vois un sommelier ou un oenophile me parler enfin avec passion d’un Gamay, il réunit immanquablement toute mon admiration et de flamboyantes discussions ne manquent pas d’égayer les verres suivants.
«L’innovation est une situation que l’on choisit parce qu’on a une passion brûlante pour quelque chose». Steve Jobs
Xavier Bagnoud
Ingénieur Œnologue HES