Boire en Suisse
« 1918-2018 » UNE DÉGUSTATION SUR UN SIÈCLE, À VALEUR DE TESTAMENT !
En cette louable année de mon cinquantenaire, je me suis dit que ce serait assez symbolique, ou tout au moins didactique, de ressortir de ma cave quelques trésors que je collectionne depuis mes débuts, en 1985, dans les métiers du vin.
Je me vois encore dépenser une grande partie de mon salaire d’apprenti au rayon vins de la Placette de Sierre (qui vendait, époque bénie, une quarantaine des 65 Grands Crus Classés du Médoc, parmi d’innombrables autres appellations prestigieuses) ou en rachetant des vieux millésimes chez Provins Valais.
Le samedi matin, il n’était pas rare que j’aille chiner à la Vinothèque Nobilis de Dominique Fornage à Sion, qui était encore en ce temps-là instituteur, et qui n’ouvrait son échoppe que le mercredi après-midi et le samedi.
Véritable caverne d’Ali Baba, la vinothèque proposait un assortiment d’une incroyable diversité, impossible à trouver en 2018, avec des bouteilles toujours choisies avec soin. Comme quoi, parfois, on arrête le progrès…
Après avoir défini une série de sept vins blancs secs, une de sept vins rouges et enfin une dernière de sept vins liquoreux, il me fallait réunir un collège d’amateurs composés à la fois de professionnels et d’amateurs plus ou moins avertis.
Dominique Fornage, qui est à mon sens l’un des trois plus grands experts en œnologie de Suisse et certainement celui qui a bu les Grands Crus les plus rares, me fit l’amitié de terminer la sélection finale des vins et de commenter la dégustation.
Pour l’en remercier, je lui ai d’ailleurs offert une bouteille de Malvoisie Roxane 1976 que j’avais acheté dans son magasin en 1987, avec la fameuse petite étiquette rectangle estampillée « Vinothèque Nobilis », collector d’entre les collectors.
Pour renforcer le caractère symbolique et émotionnel de la dégustation, je choisis de la faire au Caveau de la cave Jean-René Germanier, où mon fils apprend le métier d’œnologue, formé par mon ancien bras droit chez Provins, Richard Riand, et mon camarade d’étude et de toujours, l’œnologue Gilles Besse.
Si tous les vins de cette soirée ne furent pas aussi réguliers et grandioses que ce que nous avions gardé d’eux en mémoire, on en tira de nombreux enseignements, très enrichissants et formateurs.
Tout d’abord, il est évident qu’une bouteille qui n’a pas son niveau à minima à 2 cm du bas du bouchon est péjorée ou irrémédiablement perdue. Ainsi furent déclarés indignes les Château Lafite-Rothschild 1942, Fendant Pierrafeu 1964, Cos d’Estournel 1966 ou autre Chambolle Musigny 1978 de Bouchard…
Ces vins éliminés ne faisaient pas partie des trois séries mais on leur a tout de même dit adieu. Le moment tant attendu pouvait commencer.
L’une des émotions les plus intenses en dégustation, c’est quand on sait qu’on regarde et qu’on s’imprègne pour la dernière fois d’un vin que l’on a autrefois beaucoup aimé, que plus aucun flacon n’existe, que c’est fini… Un véritable deuil !
On a certes eu quelques déceptions avec les Château Calon-Ségur 1948 (par rapport au dernier bu il y 18 mois), Cornalin Grand Métral 1993, Hermitage (Rouge) Jean-Louis Chave 1999, car certains d’entre nous les avaient connu à leur apogée.
Mais patiemment, puis rapidement, les frissons et la dopamine ont remplacé une certaine mélancolie.
Je soupçonne d’ailleurs les œnologues de s’enthousiasmer plutôt pour des flacons, certes monumentaux, mais qui se vendent plutôt mal, comme les liquoreux ou ceux avec trop de caractère pour être appréciés d’un grand public insuffisamment initié ou trop cartésien.
Combien de grands vins ont-ils forgés leur réputation dans la folie d’une acidité volatile aux normes contraires à tous les codes ou sur une robe rouge trop claire pour être grand public mais pourtant si délicate?
Si l’on déguste sans capacité à être étonné, à l’école Parker ou à celle des buveurs d’étiquettes, il n’y aura plus de place pour l’émerveillement, ni pour l’harmonie!
Dans l’ensemble, cette dégustation a confirmé que les vins blancs se gardent mieux que les vins rouges et que ces derniers doivent être bus à leur apogée. Jusqu’ici rien de nouveau, j’avais d’ailleurs déjà ouvert depuis longtemps mes meilleurs vins rouges.
On a toutefois eu de belles surprises avec une Dôle de plus de 40 ans, un Pinot Noir de 1995 et une magnifique Humagne Rouge 1993, époustouflante de raffinement.
Outre l’émotion intense que certains vins nous ont procurée, je retiendrai principalement quatre points d’orgue.
1 : Le Lacrima 1996 Cave de L’Angelus à Savièse (assemblage blanc liquoreux) : depuis plus de deux décennies, ce vin est le chef d’œuvre absolu des liquoreux valaisans. Inégalé et peut-être inégalable.
Il est devenu mythique de par son immense complexité tout en étant équilibré, avec cet indéfinissable statut d’immortalité et sa couleur de vieux Klein Constantia.
Il a été vinifié par Stéphane Gay, l’œnologue valaisan le plus visionnaire que j’ai connu. Précurseur à la fin des années 80 des vins natures et de la biodynamie, il a eu une carrière somme toute éphémère au grand dam de tous les spécialistes. Il paraît que les génies n’aiment pas se répéter…
2 : Château Lanessan 1918 (Médoc, Bordeaux) : le premier réflexe quand on ouvre une bouteille si respectable est de garantir une extraction propre et totale du bouchon.
L’authenticité du vin n’étant plus en doute, on pouvait commencer le service. Malgré ses 100 ans, du haut de ses 54 mm, le bouchon d’origine était en bon état. Le vin ne faisait pas son âge, avec une robe aux reflets encore rouges et un nez aux senteurs de confiture de mûres. Il fut presque impossible d’y déceler une pointe de reflets tuilés. La tenue était parfaite et le plaisir qu’il nous donna fut immense.
Imaginez, la plupart des personnes présentes n’avaient jamais dégusté ni un millésime 1918, ni un vin de 100 ans, et tout le monde était bien conscient que ce serait, hélas, la première et dernière fois !
Dominique Fornage eut cette anecdote délicieuse. Un jour, où il côtoyait un grand et vieil expert français de l’œnologie, faisant autorité dans les meilleures appellations de France, on lui demanda quel était, à ses yeux, le plus grand Bordeaux qu’il ait dégusté. Et l’érudit répondit :
« Je ne pourrais pas dire quel est le plus grand vin de Bordeaux, mais le meilleur que j’ai dégusté personnellement est un Château Lanessan 1929 ! »
3 : Ermitage 2007, Cave Jean-René Germanier : alors que nous étions presque repus de vieux millésimes, dont quelques magnifiques Fendants de 1966 et 1985 ou un Ermitage 1976, nous finissons la série des blancs secs sur ce millésime plutôt récent dans le contexte de la soirée.
On le servait presque par politesse car vu qu’on était accueilli dans cette cave, il fallait ne pas oublier la bienséance. Et ce fut un énorme coup de poing au visage pour tous les œnophiles présents.
Un vin d’une puissance phénoménale, aux arômes superbement mariés à l’alcool et au potentiel de garde qui nous a paru infini.
Pour ceux qui apprécient cet immense cépage qu’est la Marsanne, nous avions dans le verre l’un de ses étalons, typé, incroyable de profondeur mais délicat à la fois. De ceux qui forgent la mémoire, de ces chênes qu’on n’abattra jamais !
Un grand vin n’est-il pas celui qu’on reconnait ? Croyez-moi, quand vous goûtez un produit d’une telle magnificence vous vous en rappelez toute votre vie!
Cet Ermitage a la sublime originalité d’avoir été élevé durant 10 ans avant d’être mis en bouteilles en 2017. Il avait aussi la particularité d’être le seul vin à être encore disponible sur le commerce parmi les 36 crus présélectionnés et les 21 finalistes (moins de 600 unités ont été produites). Comme c’est beau quand on a juste à murmurer « ça, c’est du vin, un magnifique sujet » !
4 : Verticale d’Ermitage Tourbillon de Provins (1998-1995-1994-1993) : ici on entre dans l’émotionnel pur, dans un monde où tous les superlatifs sont vains tant l’évidence est reine.
Selon Dominique Fornage ces liquoreux sont aussi grands que des Château Yquem (Sauternes) de plus de 40 ou 60 ans.
Issu des très vieilles vignes d’Ermitage entre les châteaux de Valère et Tourbillon à Sion, ce vin était produit par Madeleine Gay (épouse de Stéphane).
Depuis 20 ans, quand je veux impressionner un sommelier de renom ou un œnologue étranger, je ne manque jamais de lui faire déguster un Ermitage Tourbillon. Et c’est souvent de la jalousie que je décèle dans leurs yeux, avec cet air un peu béat de celui qui se demande comment cela est-il possible que la Suisse puisse être capable de produire de tels phénomènes ?!
Il me faudrait survivre à trop d’émotions pour vous décrire ces quatre « tourbillons », avec un 1993 à l’inoubliable couleur ambrée, aux arômes de coings confits, de caramel, de réglisse.
Ou le 1994, année catastrophique pour les rouges mais avec de la pourriture presque noble à 100% dans les liquoreux.
Ce 1994 demeure l’un des dix meilleurs vins que j’ai bu dans ma vie. Quant au 1993, il est hors catégorie, celui dont le souvenir résistera à la crémation de mon corps…
Une verticale de quatre millésimes inoubliables par leur bouquet envoûtant et tellement complexe de Marsanne, équilibrés en bouche, et riches en cris du cœur ! Pour la plupart, ce fut aussi un adieu…
Avec le recul, je dirai que les tous grands vins sont issus de vignes qui ont survécues aux vignerons qui les ont plantées. Plus les ceps sont vieux, et plus le raisin est concentré. On atteint ainsi la quintessence absolue.
On a malheureusement appris 5 jours après cette dégustation que cette vigne d’Ermitage Tourbillon avait été arrachée pour faire place à de la Petite Arvine. Ça me fait penser à ce roman d’Albert Camus qui commençait par cette phrase :
« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile… »
Ne serait-ce que pour certaines de ces raretés désormais épuisées, même dans les caves les plus élaborées, certains diront un jour « J’y étais, on avait dégusté un Ermitage Tourbillon 1993, aujourd’hui introuvable! »
« Puisque tout recommence toujours, ce que j’ai fait sera, tôt ou tard, source d’ardeurs nouvelles, après que j’aurais disparu. » Général Charles de Gaulle
Xavier Bagnoud
Ingénieur Œnologue HES