Le jour où Dieu est descendu à Neuchâtel pour mourir

Il était attendu, non pas comme le Messie, mais comme l’immense artiste qu’il est. Mais à la fin de la représentation, l’homme a quitté l’enveloppe céleste de l’artiste…
Voici quelques semaines, j’écrivais ici même, qu’un très grand monsieur, spécialiste respecté voire vénéré de la musique baroque allait jouer à Neuchâtel sur un clavecin français du milieu du XVIIe siècle.
Gustav Leonhardt en concert à Neuchâtel, à l’Hôtel du Peyrou. Un véritable évènement !
L’occasion unique d’assister à un récital d’un homme qui aura 81 ans fin mai. Prévenu il y a de longs mois, la date avait été écrite à l’encre indélébile sur l’agenda. Immanquable, tout simplement. Voir, mais surtout entendre, et peut-être échanger quelques mots avec lui.
Que reste t-il de cette heure d’interprétation ? Rien ou presque.
Que s’est-il passé ? Voici :
A la fin de la représentation, ainsi que nombre de spectateurs, je voulais dire merci à l’artiste, puisqu’il est resté sur scène, et, peut-être, lui tendre le disque que j’avais apporté, et le faire dédicacer.
Il est 21 heures. Je sais que je n’ai que très peu de temps. Les enfants sont gardés par et chez une amie depuis plus de deux heures. Elle ne peut même pas les coucher. Dans notre empressement à nous rendre au concert, nous avons oublié de lui laisser la clé de notre domicile.
Je monte sur la petite scène. Certains spectateurs se sont approchés de François Badoud, le propriétaire du clavecin. Ils discutent avec lui où prennent des photos de l’instrument. Un peu plus loin, d’autres spectateurs forment un cercle autour de l’interprète. Lui, à la fois concentré et facile, passe de l’allemand au français avec une aisance stupéfiante.
Je m’approche un peu encore. Mon pied heurte quelque chose. Il s’agit du lutrin. Retiré de l’instrument, il vient d’être posé au sol. Je le pousse délicatement plus loin, pour que personne ne vienne à le re-taper. Les partitions sont toujours posées dessus. Elles m’interpellent : elles sont totalement manuscrites de toute évidence, superbes. Je me relève, puis, m’abaisse à nouveau. Instinctivement, je prends une page en photo. J’ai envie de la montrer à ma fille (musicienne). Et c’est alors le drame débute :
« Mais, vous pourriez me demander la permission avant de prendre une photo ». Je me redresse, m’excuse immédiatement. Gustav Leonhardt se tient devant moi. Je dois avoir l’air désolé, en tout cas je le suis. Je propose de détruire la photo sur le champ. Gustav Leonhardt me regarde avec intensité, grimace, siffle entre ses dents, et en même temps, fait un geste de mépris du revers de sa main gauche, comme s’il me congédiait.
Je suis totalement abassourdi.
Je l’entends encore dire aux personnes avec qui il parlait il y a quelques secondes : « Il est scandaleux ce type », alors qu’il reprend place dans le cercle qu’il venait de quitter.
De mon côté, choqué, et inutilement honteux, je m’en vais. Cette fois, je suis anéanti. J’ai rarement vu une hargne pareille, un tel mépris de l’autre.
Comment a t-il fait pour accepter que durant le concert, un photographe installé au premier rang, à moins de deux mètres de lui, puisse le prendre en photo ?
Ce devait être un moment de bonheur, de pur plaisir, s’en est devenu cauchemardesque. Je suis mal durant deux jours. Je regarde mes enfants à la maison et me demande quelle est l’image qu’ils ont quotidiennement de leur père ?
J’écris à un ami. Il me répondra quelques jours plus tard (lire ci-dessous) et m’encouragera à évoquer ici-même ce qu’il appelle une « anecdote » :
« Ainsi vous avez fait face à la réalité de ce qu’est une légende consciente de l’être. Soyons lucides, Gustav Leonhardt sait parfaitement quel statut est le sien auprès de plusieurs générations de baroqueux, voire de mélomanes tout court : un mythe, une statue du Commandeur, avec tout ce que ceci comporte d’autorité et de crispation ». 
 
Mais ce programme musical alors me direz vous quand même ?
Entre prélude, toccata, canzona, sarabande, gaillarde, gigue et courante, (…), nous aurons écouté un programme quasi funèbre :  Lamento sur la mort de Ferdinand IV, le Tombeau de Monsieur Blancrocher, par Louis Couperin et J.-Jakob Froberger (ami de Blancrocher), deux oeuvres très diférentes, et, enfin, Méditation faite sur ma mort future, de Froberger également.
Il semblerait que la vieillesse n’apaise en rien certains. Enfin, contrairement à ce que l’on nous dit, la musique, elle, n’adoucit pas forcément les moeurs.
Fin de l’acte. Mais comment écouter encore, avec une oreille la plus neutre possible, les nombreux disques de ce musicien qui se trouvent dans ma discothèque ? Aujourd’hui je l’ignore. Je pense qu’il prendrons la poussière un long moment avant que je n’en touche un.
Mais au prochain concert, c’est juré, pas de photo !
 
Laurent
PS : Gustav Leonhardt est décédé lundi 16 janvier 2012 à Amsterdam à l’âge de 83 ans. Qu’il repose en paix.