99 chasselas à boire avant de mourir ?

Pierre Keller, Président de l’Office des Vins Vaudois, aura tout fait pour vanter le bébé en évoquant ses efforts pour trouver l’indispensable budget (le prix d’une berline allemande de luxe) pour boucler et concrétiser le projet. Certainement en raison de son investissement personnel, à  moins que ce ne soit dû à sa faconde, il s’est autorisé à considérer l’ouvrage comme un « produit » vaudois alors qu’il ne l’est qu’aux deux tiers. De toute évidence, seul l’Office des Vins Vaudois parmi les offices viticoles romands aura été sollicité par les auteurs. Au passage, il a aussi « naturalisé » vaudois un Pierre-Emmanuel Buss médusé, obligé de rappeler qu’il est neuchâtelois.
Mais, à la prise en main du livre, je suis sur ma soif car mon verre reste désespérément à moitié vide :

La présentation graphique des « 99 chasselas à boire avant de mourir » est désuète, bien loin du style contemporain -et réussi!- du Guide des « 50 meilleurs vignerons de Suisse » des mêmes auteurs, ou d’autres ouvrages suisses parus ces derniers mois ou années (voir rubrique idoine ici-même).99 chasselas a boire avant de mourir
Cet ouvrage de belle taille (21 x 29 cm) et d’une masse respectable qui doit friser le kilogramme, semble né au coeur des années septante. L’usage abusif du jaune « Stabilo » sur la tranche (voila qui rendra le livre immanquable dans votre bibliothèque une fois qu’il y prendra place) et le dos de l’ouvrage n’est pas du meilleur goût :

flashy

le chasselas en mode flashy


Les photographies sont nombreuses. Si les paysages sont plutôt réussis, il n’en est pas de même des portraits des vignerons, dont certains laissent à désirer : ainsi Blaise Duboux est-il un mineur de fond ayant retiré son casque ou un vigneron ?
Trop de vignerons prennent une pose hiératique, un visage morose ou sévère quand du naturel et un sourire étaient attendus! Et pourtant, pour en connaître bien plus d’un, je puis l’affirmer, ils en sont tout à fait  capables !
Il y a aussi quelques bévues et imperfections. Jean-Denis Perrochet (La Maison Carrée à Auvernier) voit son prénom transformé en Jean-Daniel, c’est fâcheux. Aussi peu excusable est « l’anonymisation par absence de prénom » des vignerons des familles Dubois « Frères » et « Fils ». Ils ont passé chacun entre 20 à 40 ans à oeuvrer dans leur domaine respectif. Etait-il donc trop difficile de tous les nommer ?
Les bouteilles de vin, et non pas seulement les étiquettes, sont présentées de fort belle taille, au 2/3 de leur format. Mais elles sont systématiquement ombrées (parfois une, parfois deux) et cela n’est guère élégant, et, de plus, le fond de page vert sied à certaines étiquettes, mais pas vraiment à d’autres.
Bien sûr, l’évocation du drapeau vaudois est évidente (deux vins sur trois de la sélection),  cette couleur est pourtant identique pour l’ensemble des vins romands :double page 99 chasselas a boire avant de mourirViennent les textes, dont la mise en page aurait méritée elle aussi un supplément d’ambition. Les intitulés des chapitres « Dégustation » et « Propriété » sont écrits en gras, mais leur taille est inférieure au texte qui leur fait suite. Les textes sont accolés l’un à l’autre, alors que la moitié de l’espace d’une belle page A4 reste vierge.
On se réjouit par contre de reconnaître le style de Jérôme Aké, alerte sinon gai, mais avant tout sincère et exigeant, ce qui était loin d’être le cas dans le guide.
Heureusement, c’est dans la sélection des vins que ce livre prend tout son sens et sa valeur. Ceux de Lavaux et de la commune de St-Saphorin sont l’épicentre de l’ouvrage (40 vins sur 99). Nombre de cuvées de garde en sont issus, dont seize Dézaley de 2 à 31 ans d’âge, une Cure d’Attalens de 1983, …
Mais le millésime le plus ancien, 1945,  provient de La Côte, du Domaine de Autecour.
Relevons que le terroir de Villette est mis en avant, ce qui est rarement le cas lorsque l’on évoque les vins de Lavaux (trois cuvées, soit autant que le 1er Grand Cru Calamin). Spontanément j’en aurais évoqué un, le Vase N°10 d’Henri et Vincent Chollet. Bien vu donc.
Les autres régions, vaudoises où d’ailleurs ne font que « se défendre et limitent les pertes ».
Chablais, La Côte et Les Trois-Lacs sont dos-à-dos avec une douzaine de cuvées chacune. Notons que pour la première fois sans doute, un vin du Nord Vaudois (Les Nonnes 2003 de la Cave de Bonvillars) est classé dans la région des Trois-Lacs. Le « petit Poucet » qu’est le Vully, fort de ses 150 ha de vignes (tous cépages confondus !) est représenté par trois vins et producteurs. Et ce n’est que justice.
Le Valais, avec 17 cuvées (dont quatre allant de 1989 à 1976), fait de la résistance, ainsi d’ailleurs que le chasselas le fait dans ce canton qui a vu décroître très fortement sa présence au cours des vingt dernières années.
Les bribes restantes étant pour Genève (3 cuvées), et deux cuvées hors de Romandie : un vin de Liestal (Bâle-Campagne), et un autre, tessinois, millésime 1991 s’il vous plait ! Ce sont d’ailleurs les seuls vins dont la photographie de la bouteille a échappé à l’uniformité du fond vert. Les pages arborent soit un bel orange, soit un rouge soutenu. C’est une réussite, et cela prouve qu’il était possible de présenter les bouteilles avec plus de goût.
Relevons que le caractère le plus moderne de l’ouvrage est la diversité de la sélection : des vins de chasselas « traditionnels » en nombre certes, mais aussi un effervescent (Dimitri Engel, St-Blaise, NE), un liquoreux (Christophe et Antoine Betrisey, St-Léonard, VS), ou même un Vino Santo 2003 de Lavaux (Domaine Wannaz, Chenaux, VD). Pas de quoi déranger les tenants de l’absolue tradition et leur offrir du grain à moudre pour crime de lèse-majesté au chasselas Romand.
Peut-être que ces vins originaux auraient mérités de se voir présentés avec davantage de singularité (à l’instar des deux vins de Suisse Alémanique et du Tessin), pourquoi pas dans un petit chapitre qui leur aurait été dédié.
Y aurait-il un absent, celui qui fait que la centaine de chasselas à boire avant de trépasser aurait pu être atteinte ?
Pourquoi pas le chasselas de Morges 1959 de l’école de Marcellin ?
C’est un beau bouquin, avec un goût d’inachevé, comme si les auteurs avaient par trop délégué tout ce qui ne concerne pas l’écriture. C’est dommage.
 
Les 99 chasselas à boire avant de mourir sont publiés aux éditions Favre au prix de 59 CHF et sont en vente dans la plupart des librairies.