Small is Beautiful……ou pas!

Jean-Marc Amez-Droz, qui a certainement le plus beau Curriculum Vitae vinicole en Suisse (Ingénieur EPFZ, Œnologue, ancien chef des achats vins de Coop Suisse, Directeur de Provins Valais de 1992 à 2001, Groupe Hess Vins, Schenk entre autres, et propriétaire actuel de Château Signac en France) nous disait souvent dans son bureau :

« L’image que le consommateur se fait du vin, c’est «Small is Beautiful». Y déroger, c’est passer pour une cave industrielle ».

Les journalistes spécialisés, certes passionnés mais défendant tous la même doctrine, nous présentent à longueur d’année ces vignerons qui usent de la biodynamie et qui sont photographiés dans leur petite cave où les vins sont parfois bercés par «Eine Kleine Nachtmusik» de Mozart.

On nous explique que leur petit parchet inaccessible est récolté en trois fois par des Déesses et qu’ensuite des pratiques ancestrales et un matériel sommaire leur permettent d’élaborer dans la douceur l’un des derniers vins artisanaux de notre ère… Le prix est élevé, voire scandaleux, mais le rêve et l’émotion sont à ce prix, paraît-il… !

Et ces mêmes journalistes participent par leurs effets de manche et leurs hululements cryptés au renchérissement de vins certes rares mais n’ayant souvent aucun rapport qualitatif y afférent. « Small is Beautiful », donc cher ! Quelle hérésie !

Cette image de la micro-exploitation féérique qui s’oppose à la grande cave industrielle, en œnologie, ne survit pas à l’analyse. Le vin est un produit vivant, dont la qualité est régie par des règles immuables, sans que la taille de l’exploitation puisse conforter la légende qui nous conforte à croire que le petit est toujours meilleur que le grand.

Prenons l’exemple du Camembert au lait cru qui a justement presque disparu à cause de l’incapacité des petits producteurs à éliminer la listeria (bactérie pathogène). Citons également les meilleurs restaurants, avec trois macarons au guide Michelin, qui ont trois fois plus de personnel en cuisine que le restaurant familial et on pourrait citer cinq vins parmi les dix plus chers du monde à embouteiller, bon an mal an, plus de 300’000 flacons.

Peu de gens le savent, mais les grands noms du monde du vin dont la qualité ne se discute pas, tels que Château Lafite-Rothschild ou Château Margaux, doivent pour garantir un vin homogène, assembler juste avant la mise en bouteille l’ensemble du millésime dans une cuve de 250’000 litres, ce que personne ne voit jamais lors des visites. Ceci ne les empêche pas d’être inégalés en terme de qualité, car leur réussite s’identifie ailleurs (savoir-faire humain, terroir homogène, adéquation sol/cépage, chais ultramodernes puis élevage en barriques).

Le bon vin nécessite un juste équilibre entre innovation et tradition, petite et grande cuverie. En effet, sujet à l’oxydation, une cuvée de choix a besoin d’un volume critique pour s’harmoniser, et le joli paysage du vignoble, la taille de l’exploitation ou la biodynamie ne sont en aucun cas des gages de qualité, mais jusqu’à preuve du contraire de la poésie.

Étant l’un des rares œnologues suisses ayant dirigé les vinifications de 100 millions de litres en huit ans dans une coopérative, puis à peine un total de 400’000 litres les dix années qui suivirent dans ma petite cave villageoise, j’ai acquis la certitude qu’un certain volume est nécessaire pour élaborer un grand vin. Ceci sans oublier une grande rigueur viticole et une stratégie œnologique adaptée.

Prenons le cas du cépage blanc suisse le plus répandu, le Chasselas, pour ne pas le nommer, en compétition entre l’œnologue d’une grande cave et un petit encaveur.

La grande exploitation qui encave 600 hectares de Fendant dans dix-huit communes viticoles sélectionnera pour son haut de gamme 20 hectares dans les meilleures appellations (par exemple Saillon-Ardon-Chamoson-St Léonard et Sierre). Elle choisira les producteurs les plus à même de produire un grand raisin, et ces vignerons seront suivis tout au long de l’année avec des consignes strictes de conduite de la vigne.

De ces parchets, l’œnologue vinifiera une trentaine de cuves de 4 à 9’000 litres, en variant quelque peu les stratégies de vinifications au niveau du pressurage, du débourbage, du choix des levures, de la deuxième fermentation (ou pas), des températures d’élevage ou de l’élevage sur fines lies (ou pas).

Ensuite, dans son laboratoire, en s’aidant de collèges de dégustateurs, il pourra choisir ses meilleurs Fendants, pour créer quatre gammes de produits triés sur le volet, en gardant éventuellement les quatre meilleures cuves pures ou en les assemblant.

A contrario, le brave petit propriétaire encaveur que je suis devenu et qui n’a que trois parcelles de Chasselas, ne pourra que prier pour que tout son savoir-faire donne le résultat espéré, mais ne sera ni à l’abri d’un accident en cave (une réduction ou bock durant les fermentations, prolifération de mauvaises levures ou bactéries), ni d’une conjugaison de facteurs négatifs viticoles incontrôlables (attaque de mildiou, d’oïdium, de botrytis) qui feront que le millésime 2012 sera tout simplement moins bon que le 2011. Ces trois cuves seront couvées comme un fils d’empereur, mais elles ne seront toujours que trois, avec les aléas de la nature comme épée de Damoclès.

J’ai dégusté récemment une Humagne Rouge 2012, très explicite à ce sujet, lors d’une de mes tournées d’achat pour L’Oenothèque. En Valais, ce cépage est celui que nous récoltons en dernier car il est très tardif sans être pour autant riche en sucres ou en anthocyanes. Il a surtout la particularité d’être plus sensible que les autres à l’oïdium. Après avoir dégusté une dizaine de vins aussi excellents les uns que les autres, l’encaveur, dont le renom et la qualité des vins ne se discutent pas, tant il est vrai qu’il fait partie du firmament du canton, terminait la présentation de son millésime, l’air timide, par son Humagne Rouge.

La robe était presque brune avec de timides reflets Rouge de Falun. Le bouquet n’exprimait que quelques relents moisis et le peu que je mettais en bouche ne me permettait pas de terminer la mise au pilori de ce sinistre breuvage.

Manifestement l’oïdium, arrivé trois semaines avant les vendanges sur son unique parchet, avait accompli sa triste besogne et je ne m’expliquais pas que le vin fut mis en bouteilles. L’encaveur commençait à comprendre que le traitement de cheval qu’il avait dû commettre pour sauver ce qui pouvait l’être, l’avait en fait achevé et qu’il fallait le retirer de la vente…

Ceci n’arrive pas, à moins d’une attaque nucléaire, dans une grande cave qui a des parchets d’Humagne Rouge répartis dans plusieurs AOC au fil du Rhône. Le directeur des vinifications choisit pour sa ligne haut de gamme le vin de parcelles épargnées et privilégiées. Certes, dans des millésimes exécrables comme en 1994, tout le vignoble passe à la caisse, et dans ce cas particulier la petite cave s’en sortira quant à elle plus favorablement, car plus flexible, et pourra mieux utiliser les faibles fenêtres météo propices à la récolte.

Je prétends également que n’ayant pas besoin de se soucier de prendre son bâton de pèlerin pour écouler sa récolte, l’œnologue d’un chai important peut libérer du temps pour se former en continu et suivre des séminaires à Dijon ou Bordeaux. Son employeur lui donnera aussi les moyens nécessaires pour s’équiper de technologies de pointe, par exemple pour l’embouteillage doux, et lorsque les foudres de chênes revinrent au goût du jour il y a quinze ans, ce sont les grandes exploitations qui les acquirent en premier.

Au niveau de l’étiquetage et du marketing, les grandes horreurs se constatent aussi bien plus fréquemment auprès des toutes petites exploitations.

Dans cette chronique, loin de moi l’idée de déplacer des dogmes, car bien entendu l’excellence se constate dans de nombreuses caves, grandes comme petites. Il s’agit juste de remettre de temps en temps l’église au milieu du village, en insistant sur le fait que des règles en fonction de la grandeur de l’exploitation sont impossibles à définir.

On pourrait même rajouter que les recettes permettant d’élever un grand cru sont connues de tous les œnologues, et que le chemin le plus simple pour les atteindre est dans la diversité du choix des ingrédients, mais en aucun cas dans la taille du vignoble ou de la cave. L’exception qu’est Romanée Conti ne doit absolument pas remettre en question cette théorie (LoL).

Comme à chaque fois, c’est l’ouverture d’esprit de chacun d’entre nous qui détermine le niveau de notre plaisir et non pas l’avis d’un journaliste, aussi célèbre et lu soit-il, qui ne communique que sur propre goût souvent altéré par de gentilles attentions…

«Beaucoup de gens croient avoir le goût classique, alors qu’ils n’ont que le goût bourgeois».

Paul Claudel

Xavier Bagnoud

Ingénieur Œnologue HES