L’élevage des vins en barriques, sans langue de bois

Aussi loin que ma mémoire s’égare, la première fois que j’ai dégusté un vin suisse élevé en barriques fut un Pinot Noir Maître de Chais 1973, de Provins Valais. Ce premier cru d’une série ensuite ininterrompue était vinifié alors à titre d’essai par mon futur maître, M. Antoine Pilloud, ingénieur brasseur issu de l’EPFZ, reconverti dans le vin et qui fut l’un des premiers œnologues suisses en 1962.

En 1985, lors de mon apprentissage de caviste, se rajoutait au Pinot Noir un Chardonnay, mais toujours en faibles quantités, tant il est vrai que bien que souhaitant déjà rivaliser avec la Bourgogne voisine, nous ressentions comme un complexe légitime. Nos rendements viticoles étaient encore élevés, nos connaissances en œnologie moyennes (on était au temps des vins francs, loyaux et marchands) et notre tradition en cave se basait sur des grands tonneaux en chêne souvent sexagénaires (foudres de 2’000 à 30’000 litres) plutôt que sur des barriques de deux hectolitres.

Rappelons que les fûts traditionnels bordelais (225 litres) ou bourguignons (220 litres) ne doivent leur existence qu’au fait de faciliter, autrefois, leur transport jusque dans les grandes villes, principalement Londres et Paris. Aujourd’hui, on utilise des contenants allant de 220 à 500 litres, et il reste difficile de déterminer pour chaque cépage le volume idéal.

En 2013, le chêne utilisé provient principalement du centre de la France (Limousin, Allier), de ces fameuses forêts plantées dans l’objectif de fournir les constructions navales sous Louis XIV. On observe aussi de bons résultats avec des bois venus de Suisse, des Amériques ou d’Europe de l’Est (l’essentiel étant une croissance lente de l’arbre dans un climat froid à tempéré).

Dès la fin des années 80, le phénomène de mode de la vinification en barriques se développa rapidement car le consommateur était devenu friand de vins du Nouveau Monde, généreusement aromatisés aux goûts de bois, de vanille ou de torréfaction, obtenus uniquement par un élevage en barriques.

Pris de court, on autorisa même pour certains «vins de pays» l’adjonction en cuve de copeaux de chêne, afin de pouvoir continuer à rivaliser avec ces nouveaux venus d’Australie ou de Californie.

Heureusement, après quelques lustres de surenchère pathétique, où même le Gamay et le Chasselas eurent droit à leur cercueil boisé, l’orage se calma et on se reprit à raisonner en bon œnologue.

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Une jolie barrique de compétition ? Allez savoir, mais ce qui importe reste bien le savoir-faire humain et la qualité du raisin et le bon choix du cépage.

Outre cette avilissante aromatisation au chêne (d’autres bois comme le mélèze ou le merisier peuvent être utilisés, mais ils marquent davantage encore le goût), que recherche-t-on réellement dans un élevage en barriques ? Quels seront les bénéfices qualitatifs d’une telle stratégie, sachant qu’étonnamment plus un vin séjourne au contact du bois, moins ses arômes seront boisés?

Dans le cercle pas encore disparu des œnologues de bon sens, on peut dégager trois écoles réellement fondées sur un travail de qualité et d’authenticité :

A : En premier lieu, un élevage dans un contenant en bois quel qu’il soit, favorise et optimise l’équilibre entre l’oxygène et les composants du vin (tanins, matière colorante, arômes, polysaccarides, enzymes, protéines). Le vin de haute expression a besoin d’une pénétration homéopathique d’air, afin d’opérer cette magie que nous appelons «l’harmonie» et qui s’affine au fil du temps.

B : Certains vins rouges (Cabernet, Merlot, Syrah) renferment naturellement une très importante concentration en tanins. Par conséquent, seul un contact prolongé avec les composants chimiques du chêne peut leur permettre de les assouplir dans des délais raisonnables (en général au bout de 12 à 18 mois). Souvent, pour cette opération spécifique visant à arrondir la structure, on opte pour un tiers de barriques neuves, un tiers de deux ans et un tiers de trois ans.

C : Les levures et les bactéries qui ont accompli les fermentations sont des cellules en forme de ballon. Celles-ci emmagasinent en leur sein de nombreux composants bénéfiques à la qualité future (arômes, mannoprotéines). Une fois inactifs, ces micro-organismes se déposent sous forme de fines lies. Il faudra ensuite quelques mois pour que les parois des cellules s’ouvrent (autolyse ou auto-destruction enzymatique) et restituent au vin leur précieux contenu. On n’hésite ainsi pas à bâtonner régulièrement ce dépôt, pour le remettre en suspens et favoriser la fusion des éléments qui donneront plus de gras, de structure et de complexité à un Chardonnay, une Marsanne ou un Pinot Noir.

Bien entendu, ces trois objectifs peuvent se conjuguer parallèlement en fonction du résultat désiré.

Il est désormais évident que seuls certains cépages sont adaptés à supporter un séjour en contact avec du bois neuf. On voit hélas souvent de magnifiques cuvées littéralement détruites par des œnologues pilotant de manière inappropriée ce type de vinification.

Alors, comment un profane peut-il déceler la maîtrise de l’élevage en fût de chêne ? Mon professeur de dégustation, M. Jean Crettenand , œnologue fédéral et formateur de la première génération d’œnologues suisses, éliminait systématiquement dans les dégustations professionnelles les vins ayant un goût boisé, même infinitésimal.

Il argumentait à raison que seule l’une des trois étapes vues précédemment justifiait ce type de vinification, et que si le goût du chêne était le but en soi, autant y rajouter d’abjects copeaux aromatisant, ou se lancer dans la commercialisation de thés indiens.

On modèrera sans le contredire qu’une vinification en bois bien gérée vise une absolue harmonie et en aucun cas l’aboutissement d’un déséquilibre, et ceci même si un rappel de la vanille et de la torréfaction amenée par le bois peut être bénéfique (pour fabriquer une barrique, on chauffe son centre, et cette opération donne des arômes parfois très variés et intéressants).

L’élevage au contact du bois permet également une évaporation de l’eau et de l’alcool, ce qui concentre faiblement mais favorablement le vin. On estime de 2 à 3 % annuel cette proportion de «part des anges».

Contrairement aux grands foudres qui traversent allègrement les décennies, cette futaille a une durée de vie limitée. Au bout de 3-4 ans, le fût de chêne est usagé, car il devient difficile d’y maintenir une hygiène adéquate. On remarque fréquemment dans ces vieilles barriques le développement non désiré d’acidité volatile, voire de goût de rance.

Fort d’une certaine expérience, on peut affirmer que la vinification au contact du bois devrait faire l’objet d’une chaire spécifique dans les universités du vin, alors que cela ne fait l’objet que d’un ou deux chapitres dans le quatrième semestre. Et pourtant, en quittant le cadre hygiénique et froid de la cuverie métallique, combien d’œnologues ont créé de véritables tragédies vinicoles en s’essayant à cet art de manière empirique. Pour paraphraser Molière, on se demande souvent « que sont-ils venus faire dans cette galère….en bois ?! »

Lorsque j’évoque avec certains collègues cette stratégie de vinification, il m’arrive de m’interroger sur leur objectif final. Une fois le phénomène de mode d’il y a vingt ans dépassé et épuré, quelles sont leurs vraies motivations en optant pour l’élevage en barriques? Force est de constater que si pour certains cépages et terroirs c’est le seul moyen d’atteindre l’excellence, on remarque très souvent que les vins les plus ratés et déséquilibrés ont séjourné dans des fûts de chêne. Le problème, c’est que les meilleurs aussi, et que les nuances intermédiaires sont si multiples que seules une meilleure formation et information des praticiens paraissent nécessaires. Le bouche à oreille entre collègues ne suffit plus pour élever le niveau dans cette spécificité très pointue de notre métier.

On conclura en espérant que chaque vinificateur se posera les bonnes questions, avant de confier sa meilleure matière première aux aléas de l’élevage en barriques. Nous sommes tous conscients que pour atteindre une faible quantité de vins parfaits, il faut engendrer du déchet, mais de grâce, modérons nos expériences vers plus de retenue et d’adéquation vin/bois.

« Comme le vent abat un chêne, une simple phrase détruit un rêve. »  G. Martin-Chauffier 

Xavier Bagnoud

Ingénieur Œnologue HES