Impossible de faire du vin sans fermentation…et pourtant!

Les phénomènes fermentaires, bien que parfaitement connus, restent difficile à maîtriser et ne seront jamais une science exacte, tant il est impossible d’ordonner des milliards de micro-organismes. La vinification, par conséquent ne sera jamais une sinécure. Les stratégies prises en cave, vont influencer le « goût du vin » et ceci plus particulièrement durant les fermentations.

En laissant faire la nature divine, le raisin, une fois pressé, va tout d’abord fermenter sous l’effet des levures (le même micro-organisme qui nous permet d’obtenir des eaux-de-vie, des yogourts, du pain ou de la bière). Le sucre naturel (fructose et glucose) se transforme en alcool et en dizaines d’autres substances (gaz, arômes, glycérine, esters, etc). C’est ce que nous appelons la première fermentation ou fermentation alcoolique.

Ensuite ou parfois simultanément, se produit cette fois sous l’action des bactéries la deuxième fermentation ou fermentation malolactique. Le jus de raisin ayant naturellement une forte teneur en acide tartrique (quasi inexistant dans les autres fruits, à part dans les kiwis) et en acide malique, les bactéries vont transformer la totalité de l’acide malique (l’acide de la pomme verte) en acide lactique jusqu’ici non présent (acide des produits lactés).

Cette fermentation, qui n’influence pas le taux d’alcool, joue un rôle essentiel sur la stabilité, les arômes et la structure du vin.

On sait que le moût de raisin qui devient naturellement du vin évoluera ensuite inexorablement en vinaigre, stade ultime voulu par la nature sans intervention humaine. L’oenologue va protéger le vin de l’oxydation et décider à quel moment il stoppe, bride ou fractionne les fermentations.

Si de nos jours le quasi 100% des fermentations alcooliques se pratique avec des levures sélectionnées en institut, la deuxième fermentation se fera presque toujours avec la population naturelle du vin, tant les bactéries du commerce sont encore loin d’être au point.

L’art de l’œnologie est de piloter ces deux merveilles de la nature en mettant le vin dans des conditions optimales. Il s’agit de freiner et d’accélérer ces micro-organismes et, sachant que ces derniers ne dorment pas, l’œnologue devra, durant la période des vendanges, être en permanence au chevet de sa cuverie et appliquer ses recettes, tel un chef toqué.

Si un brasseur de bière pourra affiner chaque semaine ses fermentations, un œnologue ne pourra s’améliorer et faire ses expériences qu’une fois par année. Bocuse a créé des centaines de recettes alors que le plus vieux régisseur de Château Lafite-Rothschild n’a accompagné qu’à peine une quarantaine de millésimes.

Cette carrière très courte demande par conséquent une grande capacité d’adaptation et un sens aiguisé de la prise de décision.

Quant au vigneron, telle la grand-mère qui choisit ses meilleures cerises pour sa confiture, il a comme tâche de fournir à l’œnologue un raisin digne d’une salade de fruits, riche en sucres naturels et pas trop mûri, afin de préserver ses acides et ses arômes qui constituent les piliers de la structure d’un vin. Il faut donc vendanger le jour J.

La vigne, ne produisant ses baies que dans le but unique de préserver son espèce et non pas pour enivrer la populace, aura tendance à rapidement brûler ces précieux éléments pour assurer la pérennité des semences (pépins), de son vieux bois et de ses racines.

S’il est possible de corriger le taux de sucre par l’évaporation à froid de l’eau ou par adjonction, il est très difficile de modifier l’acidité d’un vin autrement que par un choix stratégique en fermentation (la FML désacidifie le vin jusqu’à un tiers, mais amène un acide lactique plus noble que le malique, vif et vert).

Par conséquent, l’œnologue devra prendre une grande quantité de décisions pour obtenir un vin identifiable au cépage, au terroir ou au produit qu’il entend présenter à sa clientèle.

Au sein de ce travail de plusieurs mois, attardons-nous justement sur la fermentation malolactique ou FML.

Si pour les vins rouges, elle ne se discute pas (l’acide malique les rendant ingrats et trop pointus), la FML se pratique contre toute attente de moins en moins pour les vins blancs depuis une dizaine d’années.

Les premiers vins blancs sans FML (à part les vins liquoreux qui ne la font jamais non plus) ont été embouteillés à la fin des années 70. A l’époque, ce fut une hérésie et une véritable levée de bouclier, car un vin blanc sans acide lactique a moins de structure, moins de complexité et ne permet pas, bien que ce point précis soit controversé, un vieillissement de qualité sur une période de plus de 5 ans. Le goût est surtout marqué par l’acide malique, faisant grimacer les palais habitués à la structure suave des crus traditionnels. La palette aromatique est également modifiée ce qui déstabilise les dégustateurs habitués à une certaine typicité.

Pour terminer, on court le danger de subir un démarrage de la FML en bouteille car il suffirait d’une seule bactérie pour en avoir des millions 6 mois plus tard (toute bouteille qui refermente devient gazeuse, trouble et imbuvable). Un vin ayant du sucre résiduel ou une présence infime d’acide malique présente immanquablement ce risque au fil du temps.

De nos jours, il semblerait pourtant que dans certaines régions comme le Valais, une majorité des vins blancs secs soient «bloqués» chimiquement et physiquement à l’issue de la fermentation alcoolique, et ne fassent pas de FML. Il est donc légitime de se poser la question du pourquoi de cette nouvelle tendance.

Tout d’abord, il faut relever que bien que compliquée à gérer, la fermentation alcoolique est relativement courte et techniquement maîtrisable. La FML est plus aléatoire, et le seul moyen de l’influencer est de tempérer sa cave, ce qui peut durer des mois.

Ensuite, si dans les années 80 les vendanges étaient bouclées en 3 semaines, de nos jours il n’est pas rare de remplir son pressoir le 10 septembre, avec l’élaboration des vins mousseux, pour les terminer en janvier avec les grains nobles. Cet allongement du pilotage des vinifications a certainement un effet sur certaines décisions prises dans les chais.

A contrario, si avant les années 2000 on ne se pressait pas d’embouteiller, une frénésie sortie de nulle part – si ce n’est du Dieu du Commerce – fait qu’actuellement trop de bouteilles sont déjà vendues à peine 5 mois après les vendanges….On voit que l’hérésie a changé de camp et on comprend alors mieux certaines caves qui n’aiment pas le tempo de la FML…

Pratiquant une étrange méthode Coué, l’œnologue est tenté d’abréger certaines étapes comme la fermentation malolactique qui engendre de nombreuses contraintes.

Aléatoire, réductrice sur les arômes puis oxydante si elle traîne, capricieuse, lente, désacidifiant de manière incontrôlée les vins, obligeant à maintenir la cave à 20°C alors que d’autres vins se complairaient déjà dans le froid de l’hiver, la FML n’est pas aimée des œnologues. A leur décharge, les plus perfectionnistes n’hésitent pas à fractionner leur cave avec une partie froide et «une clinique à FML» légèrement chauffée.

Par contre, si on décide de ne pas faire la FML, on s’oblige à filtrer les vins de manière stérile et à augmenter sensiblement les doses du seul produit chimique indispensable qu’est l’anhydride sulfureux, ce qui est sans aucun doute contraire à l’idée que nous nous faisons des vins de prestige.

Les vins blancs ainsi commercialisés sont certes juvéniles, vifs, plus fruités, mais vieillissant peut-être moins bien et à l’harmonie moins complexe. L’idée de typicité que nous nous faisons d’un cépage blanc est par contre plus reconnaissable (la FML a tendance à rendre des arômes de petit lait et parfois de noisette).

Certains œnologues prétendent que des cépages comme le Johannisberg perdent beaucoup d’ampleur sans ses arômes de deuxième fermentation. A contrario, une Marsanne vieilles vignes à la maturité parfaite donnera des vins d’une grande structure, entre autre olfactive, même sans FML.

Ces nombreux paramètres pour ou contre ces pratiques fermentaires ne permettent évidemment pas de dégager une doctrine établie, chaque cas, chaque cuve, devant être tranché ou estimé grâce à l’expérience de l’œnologue, aux spécificités du terroir et du cépage.

Pour être polémique, on dira qu’aux yeux de l’œnologue, l’élaboration d’un vin blanc sans FML est une stratégie à court terme, alors que l’acheteur acquiert un flacon certes excellent dans sa jeunesse, mais dont la garantie de vieillissement et de stabilité est bien approximative tant un vin accompli et vinifié à terme est gage de pérennité.

On pourra soutenir le vinificateur qui fait un choix dans le but absolu de la qualité, mais l’impression est forte que dans certains cas, le confort et la sécurité à court terme prédominent trop souvent.

Il faut aussi se poser la question s’il ne faudrait pas informer la clientèle par un « a été vinifié pour être excellent jusqu’en 2015 ou 2017 »…..

L’éducation progressive de la clientèle qui paie cher un vin lui permettra à terme de décider ce qu’elle recherche et combien de temps elle désire le conserver avant de le déguster. Le choix est cornélien tant certains vins sans FML évoluent plus rapidement.

A titre personnel, il semble acquis que la proportion actuelle et subite depuis 4-5 ans des vins élaborés sans FML ne plaide pas pour les œnologues….. On a été formé pour faire fermenter, alors fermentons, sauf exception, dans le but absolu d’atteindre l’excellence !

Xavier Bagnoud